Geopolitique de l'Arctique
L’Arctique est généralement décrite comme la région entourant le pôle Nord mais plusieurs définitions existent. La limite généralement admise est donnée par le cercle Arctique, où lors des solstices la nuit où le jour durent 24 heures. Une autre définition s’appuie sur la courbe isotherme des 10 C°, qui marque la limite au-delà de laquelle la végétation mue. L’Arctique est une zone stratégique en raison de sa position géographique mais pendant longtemps, les conditions météorologiques hostiles et l’épaisse banquise ont empêché son exploitation. Depuis, la réduction de la calotte glacière en été s’est accélérée, et les observateurs n’hésitent pas à annoncer déjà que la région, avec ses 4 millions d’habitants essentiellement autochtones, va devenir le prochain Eldorado. Si la réduction de la banquise est certes un changement de paradigme majeur, plusieurs indices incitent à la prudence.
Icebergs et banquise : L'iceberg, dont un dixième seulement de son volume est émergé, est une eau douce formée par l'accumulation de la neige au cours des millénaires sur la calotte glaciaire qui se décharge peu à peu en se disloquant dans la mer. L'eau de l'iceberg est si pure qu'elle est proche de l'eau distillée. Le glacier d'Ilulissat est le plus actif de l'hémisphère Nord : il progresse à la vitesse de 25 à 30 mètres par jour et rejette 8 milliards de tonnes de glace par an. Un autre exemple est le glacier de Humboldt au nord-ouest dont le front mesure une centaine de kilomètres de large. Les plus gros icebergs peuvent dériver jusqu'à plusieurs années avant d'atteindre le large du Labrador et de Terre-Neuve où, au contact d'eau plus chaude, ils se mettent à fondre.
Au contraire de l'iceberg, la banquise côtière est formée d'eau de mer salée qui gèle et couvre les fjords en hiver et au début du printemps (généralement entre décembre et mai), isolant ainsi de nombreux villages. Elle se forme dans l'océan glacial Arctique (à ne pas confondre avec la banquise permanente), dérivée en plaques après s'être disloquée et glisse le long de la côte est du Groenland. Puis elle remonte la côte ouest grâce aux courants marins. La banquise peut mesurer jusqu'à plusieurs mètres d'épaisseur et la surface, plutôt lisse, est praticable en chien de traîneaux ou snowmobile. La fonte d'une partie de la banquise côtière entraîne parmi d'autres conséquences dramatiques la mise en danger de la faune de l'Arctique, et notamment l'ours blanc.
Les ressources naturelles
Longtemps considéré comme un espace gelé, peuplé par d’éparses communautés, l’intérêt pour l’Arctique a grandi. Si durant la Guerre Froide, elle a été le théâtre des mouvements de sous-marins américains et soviétiques, la région attire désormais tous les regards en raison des importantes ressources naturelles inexploitées qu’elle recèlerait. Au premier rang desquelles de nombreux minerais. Au Canada, la région du Nunavut abrite des ressources en plomb, zinc, diamant, argent, or et cuivre. L’Arctique russe présente de fortes concentrations d’or, d’étain, de cuivre, de diamant, et de nickel.
Les revenus miniers au Groenland pourraient dépasser la dotation de 500 millions d’euros que le Danemark lui verse chaque année, ouvrant la voie à une probable indépendance (voir chapitre Economie en Enjeux actuels)
Les hydrocarbures : L’Arctique abriterait quelque 100 milliards de barils de pétrole et 40 000 milliards de mètres cube de gaz techniquement récupérables. Cela représente 3,5 années de consommation pétrolière et 15 années de gaz au rythme actuel, et respectivement 13% et 30% des réserves de pétrole et de gaz non découvertes. Un potentiel important qui se révèle chaque année un peu plus avec la réduction de la banquise. Certains gisements ont déjà commencé à être exploités notamment en Russie (Yamal) et aux Etats-Unis (Prudhoe Bay).
Mais ces chiffres sont à prendre avec précaution sachant que les rares estimations proviennent soit de l’US Geological Survey, soit du gouvernement russe. Les compagnies pétrolières qui ont lancé des campagnes d’exploration afin de confirmer le potentiel de la région ont eu des résultats décevants. La compagnie Shell a ainsi annoncé en septembre l’abandon des opérations d’exploration au large de l’Alaska, après avoir dépensé pas moins de 7 milliards de dollars. Opérer une plateforme en Arctique représente en effet un défi technique considérable pour résister aux conditions climatiques, aux glaces dérivantes et aux mouvements de la banquise. Cela induit des surcoûts importants que les cours actuels du baril ne peuvent couvrir. Le secteur estime qu’il faudrait un prix plancher de 110-120$ le baril pour que l’exploitation soit rentable. Avec un baril oscillant actuellement entre 45 et 50$, la volte-face des compagnies pétrolières n’est pas une surprise.
L’enjeu des nouvelles voies maritimes : La réduction de la banquise se traduit de deux manières en matière de voies maritimes. La première est l’augmentation du trafic maritime local qui entraîne une croissance des échanges et du développement économique en général. La deuxième a une portée internationale. Certains passages maritimes qui étaient jusque-là impraticables deviennent accessibles. Ainsi la route du Nord-Est longe les côtes russes, et permet de relier les ports de Rotterdam et de Tokyo sur seulement 14 000 kilomètres contre 21 200 km par le canal de Suez et 23 300 km par le canal de Panama. Le passage du Nord-Ouest, qui longe le Canada et les Etats-Unis, serait lui plus court pour les navires quittant Yokohama (Japon) pour rejoindre la Méditerranée en reliant Marseille par exemple. La libération de ces routes maritimes par les glaces offrirait une alternative intéressante pour les transporteurs qui s’affranchiraient ainsi de certains goulets d’étranglement comme Suez ou Panama. Ces liaisons ne sont pour l’instant navigables que deux à trois mois par an, en été. Dans les prochaines années cette période pourrait s’étendre de 3 à 6 mois, leur permettant ainsi de devenir de véritables « routes maritimes saisonnières ».
Pour autant, F. Lasserre ne voit pas la région devenir le hub maritime que certains prédisent : « En 2014, quelque 40 navires ont emprunté la route du nord dont un seul commercial. L’essentiel du trafic est à usage local (pêche, transport, exploitation). La structure de l’activité maritime commerciale correspond mal à l’Arctique. Elle a besoin d’un haut degré de fiabilité (moins pour le vrac) et de ponctualité. Ainsi contrairement aux autres routes, impossible de connaître 6 mois à l’avance l’état des passages arctiques. C’est une importante contrainte pour ce secteur. Par ailleurs, il existe finalement peu de lignes directes rentables telle que Rotterdam-Singapour. Dans les faits, les navires font beaucoup d’escales rendant l’alternative arctique moins pertinente ».
Un triangle diplomatique
En 2007, les images d’un bathyscaphe de la marine russe plantant à la verticale du pole, à 4 261 mètres de profondeur, un drapeau en acier inoxydable, ont fait le tour du monde. Pour les médias, la course à l’Arctique et à ses potentielles richesses était lancée. « C’est purement symbolique, il n’y a rien là-bas. Mais l’opération sous-marine russe en 2007 a marqué les esprits. Son but était électoraliste avant tout. Au Canada, l’ex-Premier ministre Harper a quant à lui demandé aux fonctionnaires en charge du dossier de prolonger les revendications jusqu’au pôle. Là encore, seule le symbole motivait cette demande », commente Frédéric Lasserre, directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques à l’Université de Laval.
Mais cela fait déjà 15 ans que Moscou tente d’élargir sa souveraineté sur le Grand Nord, en vain. « Pour revendiquer ces espaces maritimes en Arctique, la Russie doit prouver par des preuves géologiques le prolongement de son plateau continental. C’est ce qu’elle a essayé de faire en 2001 avant d’être déboutée par manque de bases scientifiques ». Depuis, le Kremlin a relancé des études géologiques pour étayer son dossier et a déposé un nouveau dossier revendiquant la propriété de 1,2 millions de km2 auprès de la commission des Nations-Unies chargée de valider les limites du plateau continental.
Entre les potentiels pétrolier, gazier, minier et les nouvelles routes maritimes qui s’ouvrent, on comprend mieux l’insistance de Moscou à voir reconnaître sa souveraineté sur une partie aussi vaste de l’Arctique. Mais la Russie n’est pas la seule sur les rangs. La Norvège a déposé son dossier en 2006. Il a été validé l’année suivante. Le Danemark a lui tenté sa chance récemment, en 2013, mais la chronologie n’a pas d’importance. Car en cas de chevauchement entre les revendications, il revient aux Etats concernés de négocier une solution. En aucun cas la Commission de l’ONU ne trace de frontière. Un détail d’importance car il impliquera logiquement la tenue de négociations bilatérales voire trilatérales pour un même espace maritime.
Les Etats riverains ne sont pas les seuls à s’intéresser à l’Arctique. La France et l’Allemagne ont ainsi été les premiers à demander et obtenir le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique, Institution créée en 1996, dédiée à la protection de l’Environnement, et depuis peu, à la coopération économique des huit nations du cercle arctique. Le couple franco-allemand a depuis été rejoint par l’Italie, le Japon, la Corée du Sud, Singapour, l’Inde et la Chine. Une intense activité diplomatique de la Chine et un fort dynamisme de ses entreprises dans la région s’efforcent de matérialiser les intérêts chinois, notamment auprès de l’Islande avec qui elle a signé six accords de coopération dans les domaines de l’énergie et des sciences et technologies. Il est certain que la Chine s’intéresse aux ressources naturelles et au potentiel en matière de transport maritime que présente l’Arctique, mais plus rare dans les stratégies de Pékin, il s’agit également de faire entendre sa voix dans la gouvernance régionale et la gouvernance du Pôle à travers des coopérations techniques et scientifiques, en participant notamment à des programmes de recherche dans la zone.
Cette diplomatie s’accompagne également de mouvements militaires. Des navires de combat chinois et russes ont ainsi été vus croisant dans la région pour des manœuvres conjointes, et la Presse rapporte que la Chine a fait une offre pour acheter la base de Thulé. L’occasion pour les Etats-Unis d’annoncer son intention d’augmenter la flotte de brise-glace (se résumant actuellement à deux) pour renforcer sa présence dans le Grand Nord.
Les Etats-Unis ont, en l’occurrence, une position ambiguë car s’ils veulent montrer ainsi leur détermination à défendre leurs intérêts en Arctique, ils sont en revanche exclus du processus onusien de reconnaissance de souveraineté. Et pour cause, « ils sont le seul pays à ne pas avoir ratifié le droit de la Mer. Une frange conservatrice du Congrès conserve depuis des années une minorité de blocage. Or, seul un pays signataire de la convention peut prétendre bénéficier de ses règles pour étendre sa souveraineté maritime. Les présidents Bush et Obama ont sondé le terrain, en vain. Il est donc peu probable de voir Washington déposer un dossier à l’ONU avant 15 ou 20 ans », estime F. Lasserre. D’ici là, il y a fort à parier que les autres Etats de l’Arctique auront pris un train d’avance.
Malgré les énormes enjeux, les revendications des Etats riverains semblent favoriser la négociation. Ainsi, Moscou et Oslo ont signé en 2010 un accord qui règle définitivement le différend frontalier en mer de Barents qui durait depuis plus de quarante ans. Ce type de tractations devrait se multiplier dans les prochaines années, notamment autour de la dorsale de Lomonossov.
Ces négociations et la relative stabilité politique qui en découle pourrait surprendre en raison des enjeux. « L’Arctique n’est pas une région conflictuelle comme on l’entend parfois, au contraire, elle est très stable », confirme Joël Plouffe, chercheur à l’Observatoire de la politique et la sécurité de l’Arctique (OPSA). Il y a en effet un décalage entre le traitement médiatique de l’Arctique depuis 2007, et la réalité des faits. Si l’intérêt des Etats pour la région est réel, on est loin de la « bataille pour l’Arctique », et ce, pour plusieurs raisons. Comme on l’a vu, l’exploitation des ressources naturelles reste un enjeu technique et économique. Par ailleurs, selon les estimations, entre 90% et 95% des potentielles réserves d’hydrocarbures se situeraient à l’intérieur de la zone économique exclusive (ZEE) constituée par les pays riverains. Les richesses que recèle l’Arctique seraient donc en grande partie déjà partagées et la conquête de nouveaux espaces ne changera probablement pas la donne en la matière.
L’Arctique ne serait peut être pas non plus une zone de fort transit maritime internationale. Car bien que des passages s’ouvrent, la navigation reste complexe. La zone est encore mal connue, mal cartographiée, et en pleine mutation écologique. La Russie et les autres puissances régionales devront consentir des investissements colossaux pour mettre en place un système cohérent de stations météo, de satellites de navigation, de communication et de surveillance. Tel serait en partie le prix à payer pour disposer, demain, des moyens nécessaires pour étendre son influence dans cette région assurément géostratégique.
Sources
* CAIRN - Géopolitiques arctiques : Disputes autour du pétrole et des routes maritimes - F.Lasserre
* CERISCOPE - La géopolitique de l'Arctique: sous le signe de la coopération - F.Lasserre
* Arctique: climat et enjeux stratégiques - ouvrage collectif
* Arctique : opportunités, enjeux et défis - Ocean Climate
* Les enjeux actuels et futur de l'Arctique – Remy Bova pour Geolinks.fr
* Groenland : Atouts et faiblesses d’un nouvel acteur économique stratégique - André Gattolin au nom de la Commission des affaires européennes
* Arctic marine fishes and their fisheries in light of global change - Jorgen S. Christiansen- Global Change Biology